Un lit bleu
Le lit sur la plage est une excuse pour entrer dans une dimension proche du rêve. Si on accepte l'expérience, il n’y a qu'à se blottir contre son compagnon de voyage, humain, animal, ou contre soi-même, puis s’abandonner à l’étrangeté de ces quelques minutes et puis pourquoi pas à celle de la vie tout entière.

     Un soir de novembre, je suis arrivée à Dunkerque et la ville tout entière s’atrophiait dans la nuit gelée, la mer était là toute proche et tu pouvais le deviner aux taches hurlantes dans le ciel puisque contrairement aux étoiles, les goélands tournoyaient et gueulaient. 
Ce même soir, un monsieur donnait son lit sur une annonce Leboncoin. Tout ressemble à un signe quand on est perdu. 
Le lendemain j’ai mis son lit sur la plage. C'était une excellente excuse pour aborder puis rencontrer les promeneurs, forcément intrigués et amusés par cette présence insolite sur un lieu qui leur est pourtant familier. 
Les plages en hiver sont étranges car désertes et transies de froid, elles n'attirent par ce temps que les intranquilles : il n’y a aucune raison de sortir de chez soi lorsque le vent est aussi brutal. 
C’est ainsi que l’aventure du lit bleu a commencé. 
Au début du voyage, je me suis rappelé une histoire de mon enfance écrite par Claude Boujon,“La chaise bleue.” 
Dans ce livre, deux amis, Escarbille et Chaboudo, trouvent une chaise dans le désert. Au fil des pages, ils transforment cette chaise en radeau, table, refuge. Un triste chameau essaye d’empêcher leurs jeux en bougonnant “une chaise est faite pour s'asseoir.”  
Ce qui est très beau dans ce livre c’est la capacité d’être au seuil du merveilleux avec très peu de moyens. 
J'espérais que le lit ouvre à son tour une fine brèche d'étrangeté, de beau, et d'inattendu sur la plage. ​​​​​​​
Un lit c’est pratique. On peut tenir à plusieurs dedans, le renverser, se mettre dessous, le noyer puis le sauver, (liste non-exhaustive et évolutive) et surtout, contrairement à une chaise, c’est un objet qui prend de la place et donc que l’on voit de loin. Avec les lits, car il y en a eu plusieurs, nous avons voyagé en passant par les plages de Dunkerque, Calais, Berck, Dieppe puis Courseulles-sur-mer.
Le choix du lit-itinérant s’est imposé puisqu’en se déplaçant régulièrement, le lit ne faisait jamais totalement partie du paysage et les promeneurs ne s’y habituaient pas. Il restait une anomalie sur le bord de mer. Lorsqu’il passait plus de trois jours sur une même plage, il devenait une attraction. Grâce aux photos postées par les promeneurs sur les divers groupes facebook d’une ville, le lit se faisait rapidement connaître et reconnaître, les habitants venaient le chercher, se l’appropriaient en mon absence. 
En deux semaines de voyage, plus d’une centaine d’humains et d’animaux se sont prêtés au jeu et ont pris place dans le lit. Chaque jour, des surprises et des aléas : une dame a hurlé qu’elle ne voulait pas se faire photographier car elle allait mourir, un monsieur a griffonné sur le matelas et l’a jeté à la mer en priant pour que sa peine de cœur se soigne, un autre jour les vagues ont englouti le lit puis la marée basse me l’a rendu fatigué et vieilli. Une cavalière l’a utilisé comme saut d’obstacle pour faire travailler son cheval, un enfant lui a cassé les lattes en sautant nerveusement dessus tout en maugréant qu’il allait le détruire, un couple âgé s’est embrassé un peu trop fort debout chancelant sur le matelas. 
La brèche était entrouverte.
Merci à Thomas Feghali et Cyril Catalan pour leur précieuse aide sur la plage.
Dessin : Claude Boujon